Je me suis servi un fond de whisky. Pas trop. J’ai suçoté un petit cigarillo. Deux inhalations. Fallait être en forme pour ce matin. Christine m’a invité à venir me coucher vite. Je l’ai embrassé tendrement sur le front. Comment dormir ? Je l’ai rassuré. « Je termine le verre ». Elle m’a demandé si j’allais bien. J’ai eu du mal à contenir la formation d’un caillot lacrymal dans la gorge. Un hochement de tête a suffi. Je me suis retrouvé seul. Sans envie. Dans le vague. J’ai allumé la télé mais le visage rond de François Hollande m’a fait sursauter. Je l’ai éteinte aussitôt. Demain (aujourd’hui pour vous), je serai pour une partie de la France un renégat, un mangeur de lentilles, un opportuniste défroqué, un vendu au libéralisme, un crédule…
A mon âgé avancé, les petites convulsions médiatiques me laissent heureusement de marbre. Je suis né socialiste, j’avais envie de sauver la planète ; enfant, je ne supportais pas l’indifférence de mes proches pour les mendiants, la pauvreté m’a toujours indigné. Docteur, j’ai voulu aller au bout du monde pour sauver l’humanité, pour sauver mon âme. J’ai tenu dans mes mains des enfants de douze kilos. J’ai côtoyé la folie humaine, de près, de très près, dans le Biafra, au Kosovo, ce Kosovo de mon cœur où je n’oublierai jamais ce que la lâcheté des nations peut causer dans le regard d’un gosse anémié.
On m’a tellement reproché de choses que je ne sais par où commencer. J’ai égaré la liste. Tout ce que j’ai pu faire n’a pas été parfait mais je ne supporte pas l’idée que les rodomonts de tribune, sagement posés au coin du feu de leur Ardèche ronronnante, viennent me donner la moindre leçon. L’injustice, je l’ai saisie à la gorge, j’ai tout fait pour lui tordre de cou. Oui, c’est vrai, j’habite un endroit cossu. Oui, c’est vrai, j’ai cédé comme nous tous à l’ensorcellement de l’argent. Même l’Abbé Pierre a pêché. C’est dire comme vivre est une grand épreuve, surtout lorsque l’on défend des idées nobles.
Tout au long de ma vie, j’ai appris à me méfier des puretés humaines. L’homme est ambivalent. Tel gauchiste habite un pavillon avec piscine. Tel coco passe ses vacances à Ibiza. Et, lorsque Simone de Beauvoir s’achetait une robe trop chère, pour éprouver le frisson de la coquetterie, elle qui entretenait un rapport si trouble avec la féminité, elle broyait des idées noires tout au long de la journée. Et lorsque Léo Ferré, pierrot lunaire des anars, pourfendeur du capital, se rendit propriétaire de sa maison en Toscane, il bafouillait des explications oiseuses à ses fans troublés. L’argent est notre mauvaise conscience commune.
Camarades, je suis triste de vous abandonner. Le principe de réalité a pris le dessus sur la puissance des convictions. Je suis peut-être mieux armé que d’autres pour fixer droit dans les yeux le diable Sarkozy dont on m’a décrit avec moult détails la vésanie. Mais, quelque part, je retrouve ce matin ma liberté.
Les gens de gauche auront l’honnêteté de reconnaître que travailler avec la droite n’est pas sans saveur : chez eux, on se débat moins avec la moralité, la richesse n’est pas tabou, la réalité a pris le relief simpliste des bas instincts, le monde de Bush est plus manichéen que le nôtre et, dans un monde traversé d’incertitudes, les Français ont besoin de se retrouver autour de principes audibles et concrets. Sarkozy a réussi le tour de force d’occuper le champ que nous n’osions plus amodier, le travail, la fierté d’être Français. Des années plus tard, après avoir enfanté le Front national pour des raisons bassement électoralistes, nous voilà piégés, nous, socialistes, dans l’impasse identitaire d’une France que nous avons volontairement labourée.
Je dis les choses comme je les ressens : la gauche ne retrouvera plus le pouvoir en France avant dix à quinze ans si elle se contente de congrès stériles et d’une refondation dialectique. Alors, de l’endroit où je suis, avec mes maladresses, mes humaines limites, j’essaierai de défendre la cause de ceux qui croient aux combats de la gauche. Car, si je quitte la gauche, elle, elle ne me quittera pas. Si je comprends le trouble légitime des amis que je perds, je n’aurais jamais trop de colère contre ce PS enkysté dans ses querelles picrocholines, bien incapable aujourd’hui de résoudre la complexité des problèmes qui se posent à notre époque.
Oui, je pense que Nicolas Sarkozy est un moindre mal, à l’instant T de l’histoire de notre démocratie. Le monde de Sarko n’est pas le mien. Mais la gauche n’a pas su inventer le sien. Apatride, je deviens un sans papier honnête, mu par la seule volonté de rendre le monde meilleur.
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