Cher ami,
Toi qui vit en Afrique, qui ressent au quotidien les effets du hachoir libéral, qui sait les conséquences crues de l’organisation du commerce international, tu me demandes de te donner mon sentiment sur l’élection présidentielle. Je ne suis pas un expert mais cela tombe plutôt bien : la mode est à la démagogie anti-expertise, l’expertise étant accusée de ne fournir qu’une vision tronquée des faits, in-humaines (j’insiste sur la césure).
Le grand frisson démocratique, de ce côté-là de la Méditerranée, c’est de sonder cette zone grise entre les faits, dont la scientificité est toujours plus remise en cause, et le ressenti d’en bas. L’exercice comporte de grands avantages et de réels risques : à force de nier la réalité (je viens de lire une étude sérieuse attestant que les aides publiques accordées aux entreprises du Cac 40 sont minimes et que les aides en question soutiennent déjà, abondamment, les petites et moyennes entreprises), on se détourne de la nécessité d’œuvrer avec pédagogie envers les citoyens. La nourriture pédagogique est une diététique démocratique : controuver la réalité encourage toutes les transgressions radicales.
La France est un pays habité par une foi révolutionnaire. Elle goûte peu aux discours sur la méritocratie et considère que les laissés-pour-compte ne seront jamais comptables de leur décrochage. Rien à voir avec l’état d’esprit anglo-saxon où les bonnes statistiques économiques masquent généralement les deltas vertigineux entre les revenus des uns ou des autres. La France n’épousera jamais les contours libéraux du marche ou crève bushien. La France ne sera jamais complètement fascinée par le modèle blairiste. Et les quelques décimales de croissance que nous perdons dans les confrontations dialectiques sur le modèle social s’arriment à ce patrimoine révolutionnaire : en France, le discours sur les inégalités ne fait jamais l’objet d’un solde pour tout compte.
De loin, ce pays peut paraître ployer sous de pondéreux paradoxes. Il dit non au référendum et s’apprête à élire pour le candidat le plus libéral sur la gamme des propositions d’avenir. A l’analyse, cette attitude relève de la logique : Sarkozy a instillé un peu de bushisme protectionniste dans son propos. Lorsqu’il indique que la Slovénie a purement et simplement supprimé l’impôt sur les sociétés (la Slovénie est un des 27 membres de l’Union européenne), il précise que Bruxelles n’est plus crédible pour venir lui chercher des poux dans sa volonté de disposer d’une certaine latitude fiscale (notamment sur la réduction de la TVA à 5,5 % sur les métiers de la restauration et de l’hôtellerie).
Bref, ce libéralisme qui effraie tant la France de gauche conserve une liaison forte avec la France qui se lève tôt, en flattant sa valeur et en laissant supposer que l’autre France, qui se couche tard, est irresponsable. Dans chaque corpus idéologique, il y a une petite porte d’entrée pour chacun. Mais ici, chaque débat est à examiner sous toutes les coutures. En tant que journaliste, j’ai eu le plaisir de discuter avec Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Il y a quelques semaines, ce dernier redoutait que la campagne électorale hexagonale ne tourne à la stigmatisation des assistés.
Le phénomène ne s’est pas produit, fort heureusement. Car, là aussi, la réalité n’est pas aussi simpliste que le débat aimerait le poser : les resquilleurs de l’Etat providence ne sont pas aussi nombreux que le café de commerce ne l’atteste… Pourquoi ? Parce que les Rmistes, pour ne prendre qu’eux, sont à 80 % demandeurs d’une activité professionnelle, même si cette dernière ne leur permet d’atteindre le même niveau de « rémunération artificielle » que celui atteint par les nombreuses aides publiques.
La France est un pays extraordinaire de 64 millions d’habitants qui croit romantiquement aux vertus du consensus. Ce dépassement consensuel est porté par François Bayrou. La culture de la confrontation idéologique a enkysté le pays. Il lui manque de l’huile entre les rouages. On peut multiplier les exemples. Deux mondes se haïssent profondément : celui de la formation professionnelle et de l’éducation nationale. Le premier loue la recherche d’une plus juste adéquation entre les besoins du monde du travail et les formations adaptées ; l’autre considère que cet adéquationnisme comporte des risques de pervertissement (le temps de la mise en place de la dite adéquation étant trop long par rapport aux mutations réclamées par le monde du travail).
Dans ce contexte est apparu un ovni : Ségolène Royal. Gagnera-t-elle ? Les sondages disent que non. Mais cette femme étonnante, accusée de tous les maux, parfois maladroite, a un réel don intuitif. En l’espace de deux ans (2005-2007), elle a ringardisé le Parti socialiste, lieu de synthèses improbables, où la mauvaise foi la dispute à l’irréalisme mal feint. Tous les sondages, qualitatifs ou quantitatifs, la placent généralement derrière Nicolas Sarkozy, animal politique, déroulant des argumentaires fortement empathiques.
Que dit-elle ? La France a des ressources, la France est en quête d’équilibres, la France a besoin d’apaisement. Tout le monde gagnera (donnant-donnant) et si un seul groupe social perd, c’est tout le monde qui sera entraîné vers le bas. Un joyau harmonique que Sarkozy n’a pas encore perçu et qui risque de lui péter à la gueule (mille excuses pour l’expression triviale) au soir de son débat avec Ségolène.
Nicolas Sarkozy souffre d’un complexe de supériorité : il ne doute pas, c’est ce qui fait sa force. Mais cette trop belle assurance est anxiogène. Pis encore : elle le déshumanise. Sa force de frappe dialectique emprunte au détail (la petite fille du gendarme tué qui lui demande de sortir son papa de la boîte, fait éminemment triste, dont il laisse entendre qu’avec lui, ministre de l’Intérieur au moment où le gendarme en question est scandaleusement entré dans la boîte, il n’y aura plus de moments de tristesse aussi forts). C’est l’art du sophisme : tirer toujours profit des situations les plus périlleuses, ne jamais céder à l’autocritique, laisser toujours entendre que ce que l’on a fait échappe à ce que l’on est.
Enfin, sommet de la démarche sophistique, décrédibiliser l’adversaire, aller chercher la contradiction, la mettre en scène avec d’autant plus de facilité que l’on a réussi, dans l’esprit des gens, à s’exonérer d’un bilan que l’on a construit. « Rupture », dit Sarkozy. « Rupture » avec lui-même. Mais « rupture » sans autocritique, donc profonde et inquiétante pathologie mentale. Oui, je le concède, par honnêteté intellectuelle, il y a une fureur de diabolisation dans le camp d’en face. Mais Sarkozy gère mal cette entreprise. Il la nie, paraît plus clair dans la formulation d’éléments de programme, mais il ne peut se sortir des griffes de la contradiction sans griffer plus fort encore. Il ne refuse jamais le combat à mains nues. Il aime saigner et faire saigner. Il aime la bagarre.
Et au final, malgré lui, le verdict du deuxième tour se jouera sur un élément qu’il ne soupçonnait pas aussi prégnant : l’humanité de la future présidence de la République. La part de caricature que l’on brosse de lui, excessive comme toutes les caricatures, il y rentre dedans, comme un éléphant, si j’ose dire, dans un magasin de porcelaine.
Ségolène Royal aussi est caricaturée : incompétente, manque de carrure… Mais dans cette guerre des défauts, que choisiront les Français ? Le doute ou la certitude, le risque ou l’assurance, le participatif ou l’unilatéralité ? Ainsi va la France : elle préfèrera toujours les défauts de l’humanité aux certitudes du libéralisme ; elle voudra toujours croire à un monde meilleur qu’à un monde adapté aux circonstances d’une globalisation qu’elle ne supporte pas de maîtriser ; elle ne comprendra jamais les 8 millions d’euros de Forgeard, les nouvelles règles économiques ; elle sera toujours moquée pour sa balourdise économique et elle accompagnera toujours ses enfants dans le délicieux TGV qui les mènera au-delà des mers, vers ce Londres boursier décomplexé, vers les paradis fiscaux éhontés, vers l’Amérique où les gagnants le méritent et les pauvres n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes.
La France n’a pas inventé par hasard la Révolution. Elle ne se satisfera jamais du monde comme il va. Elle s’indignera toujours face à l’indignité humaine. On dit qu’elle râle ; elle est lucide. On se moque d’elle parce qu’elle croit aux utopies concrètes. Elle ne se satisfait jamais d’échouer. Quand elle gagne, elle veut gagner pour tous. C’est une rêveuse, dans un monde sans pitié pour les rêveurs. Vieux pays, interpellé de toutes parts par ceux qui ont cru en lui.
Voilà, cher ami, ma vision de cette France. En fait, cette France n’ose pas dire à quel point elle s’aime. Parce qu’elle est multiple. Parce que le sentiment amoureux est complexe. Haine et répulsion. Après avoir dit non à la soumission du pays, De Gaulle traitait les Français de « veaux ». Il a risqué sa vie pour un pays de « veaux ». C’est ça la France, cher ami, une épopée romantique…