Chère Ségolène,
Je viens de discuter avec un petit élu du secteur, je reprends sa formule, et il a eu cette phrase pleine de bon sens : « Le pouvoir, on ne te le donne pas, tu le prends ». J’ai trouvé le propos d’une grande pertinence. Donc, voilà Ségolène, je te fais parvenir quelques conseils de stratégie de campagne que tu te dois impérativement d’appliquer si tu veux te sortir avantageusement de l’irrationnalité ambiante.
1. La mode démagogique actuelle est à l’antitout. Le Graal, c’est l’anti-système, le bayrouisme insultant, pénitent, magicien, démiurgique. Le vote pour l’invisibilité, pour une synthèse imprévisible, un rapprochement détonnant des contraires. Votez et vous verrez. Le vote chantage. Voilà une formule que je n’ai pas entendu dans votre bouche, « le chantage de Bayrou », la mise à l’encan du vote des Français, une adultération des choix démocratiques, la sublimation du non-choix, l’émerveillement infantilisant devant une synthèse impossible. J’imagine que votre staff doit bûcher d’arrache-pied sur cette improbabilité de l’avenir. Tiens, une idée, Ségolène : pourquoi Bayrou a-t-il un programme alors qu’il ne sait pas avec qui il va gouverner ? Etonnant, non, cette façon de prendre les gens pour des ruminants ?
2. Revenir aux raisons de votre succès de l’année 2006. Une détabouïsation d’un Parti socialiste abcédant dans ses difficultés de clarification de sa raison d’être. Vous l’avez compris, Laurent Fabius s’est fourvoyé avec son gauchissement stratégique et il faut que vous vous adossiez sur le talent de DSK pour affirmer une sociale-démocratie expurgée des scories du blairisme. Vous devez mieux incarner la modernité d’une gauche qui condamne le libéralisme échevelé sans remettre en cause l’économie de marché qui, quoi qu’il arrive, régentera les rapports entre les pays pour de nombreuses années.
3. Les Français votent aujourd’hui comme ils achètent la dernière Play Station pour le petit. Ils cherchent le meilleur rapport qualité-prix, aiment bien l’accueil qu’on leur réserve au magasin, culpabilisent un petit peu par rapport à leur lâcheté mais arrachent ici ou là quelques justifications morales à leur comportement. Il faut leur donner comme un supplément d’âme à leur déprise sociale. Cette élection est celle de la classe moyenne que les pauvres exaspèrent, qui en ont marre d’une insécurité dont ils subissent en premier les retombées, qui en ont marre d’être la variable d’ajustement permanente des politiques sociales, etc. La puissance de fragmentation de notre société se situe au cœur des doutes des classes moyennes, exaspérées par un modèle social qui ne se réforme pas, par un jeu politique figé sur ses postures habituelles.
4. Je comprends pour vous la difficulté de donner un grand coup de pied dans la fourmillière socialiste. Vous avez produit en 2006 quelques jolis figures de style d’un détachement aéré, tant espéré, de la dogmatitude socialiste (ne prenez pas ce dernier terme comme une critique, j’adore les néologismes qui ravivent la langue française). En fait, je crois que la France aime votre courage de 2006. L’ennui, c’est que l’élection a lieu dans un mois, en 2007 donc. Le piège partidaire se referme sur vous. J’imagine de là avec effroi tout ce que cela doit impliquer en termes de saloperies en tout genre au sein de votre formation, les petites écuries des courants minuscules qui réclament des rééquilibrages mortifères, la déploration lacrymale de ceux qui préfèrent perdre pour attendre le prochain tour. Ah, mon dieu, ce temps-là est fini, ma chère Ségolène, ils ne le savent pas, le temps est à la vérité, au regard fixé sur le monde tel qu’il est, à réformer à partir des désorientations dont il est affecté.
5. Je voterai pour vous, bien sûr, parce que j’ai bien aimé ce vent frais de rénovation que vous portiez. Si, par malheur, vous n’étiez pas au deuxième tour, la gauche radicale aura gagné et les électeurs de gauche seront encore plongés dans le non-choix, un non-choix plus terrible encore que celui du 21 avril 2002. La droite ou la droite et non plus la droite ou l’extrême droite ? Je n’ai jamais voté blanc mais là, j’y serai bien contraint, par respect pour mes propres convictions.
6. Chère Ségolène, je me mets vraiment à votre place, si difficile. La démagogie est une vague que l’on arrête pas, un tsunami postural. Faites comme Bayrou, soyez plus démagogue, dites ce que vous avez au fond du cœur, donnez donc naissance à cette gauche que les Français attendent, loin de la monarchie miterrandienne, plus rocardienne, plus deloriste, plus réaliste, plus olivierduhameliste, plus respectueuse de ses talents que de ses équilibres de foire…
Je vous souhaite un prompt rétablissement… dans les urnes.