Longtemps accusée d’angélisme, la gauche a notablement évolué sur sa manière d’appréhender le vécu des Français. Elle sait aujourd’hui que l’insécurité est un agent actif de désaffiliation sociale ; elle a intégré que l’entreprise était l’indépassable allié d’une société apaisée ; elle a à peu près cerné le fait que la mise en place des solidarités actives au sein d’une société est le grand défi des prochaines législatures.
L’Etat protecteur est un savoir-faire français. Mais cet Etat est en crise pour la simple et bonne raison qu’il est, par essence, mouvant. Les Français de gauche, notion délicate à manier tant les sociotypies sont désormais branlantes, ont préféré le pacte crédible offert par un homme de droite. Pourquoi ? Nicolas Sarkozy est parti d’un constat simple : les Français ne souhaitent plus qu’on leur raconte n’importe quoi. Nous avons tous en tête le champ de l’ancien ministre de l’Intérieur en train de sermonner « la racaille » des cités. Qui était dans le contre-champ ? Une femme exaspérée. Nous sommes tous au regret de constater que la « racaille » existe dans les cités sensibles. Et pour être tout à fait honnête, j’ai souvent entendu des acteurs de terrain, issus des minorités visibles, tout aussi exaspérés, employer des mots beaucoup plus durs que Nicolas Sarkozy sur le sujet. Nous devons cette vérité à l’honnêteté du débat.
Mais la présence rongeante de cette « racaille » n’est pas en soi le problème principal. La difficulté est qu’elle règne en maître sur des quartiers où les référents économiques, associatifs, civiques et culturels ont déserté. Cette désertion en rase campagne est l’échec le plus symbolique de la gauche. Là où elle détient les pouvoirs locaux, elle n’a pas su se défaire de la logique de guichet destructrice de la politique de la ville, elle n’a pas su instiller de l’excellence politique pour qu’aux diagnostics de terrain les plus affinés correspondent des politiques d’une précision chirurgicale.
On ne cesse de dire et de répéter que la politique de la ville relève de la fine broderie. Les agents de l’Etat et des collectivités territoriales doivent être les représentants syndicaux d’un projet de vie validé par les habitants. La politique de la ville n’est crédible qu’à partir du moment où convergent les bonnes volontés de terrain et l’accompagnement humain et financier des pouvoirs publics. Si ce lien se distend, c’est l’ensemble de l’édifice qui s’écroule.
Comment vivent les 6 millions de Français parqués dans les cités sensibles ? Ils sont confrontés à un chômage récurrent, confrontés à l’inutilité sociale ; ils se marrent quand ils entendent dire qu’ils se vautrent dans l’assistanat alors que la moindre étincelle collective portée par un projet unifiant déclenche chez eux une soif de citoyenneté, de partage, de grégarisme.
Ces Français sont confrontés au mal de la délinquance des mineurs, « leurs » mineurs, « leurs » enfants. Et ils se marrent quand on les menace de supprimer leurs allocations familiales, comme si une telle mesure, d’une monstrueuse bêtise, allait activer une reprise en main éducative. Longtemps, ces parents se sont battus pour éviter le pire. Mais la drogue, la vie facile ont balayé leurs discours sur la prime accordée au mérite personnel. Pourquoi ? Parce que le père, perclus de rhumatismes, qui a tout donné à l’effort industriel de la nation, noie sa tristesse au bistrot et râle contre un système qui l’a mené au désespoir. Misérabilisme de situation ? Aller boire un petit café dans les derniers bars ouverts dans les cités sensibles, c’est très éclairant sur la perte de l’exemplarité paternelle.
Face à l’impuissance des pouvoirs publics, face à la démobilisation des acteurs associatifs, face à la désertion des femmes et hommes de culture, face au découragement organisé de l’audace, face aux dégâts causés par la désindustrialisation de la France, les cités ont renforcé leur décrochage. Les Français ont érigé des murs invisibles entre eux. Les uns ne vont plus là où les autres, incarnant une menace, vivent. Qui ne s’est pas dit, une fois dans sa vie, « comment font-ils pour vivre là » ? Qui ?
C’est sur ce terrain que la gauche a perdu la dernière élection présidentielle.
Oui, c’est l’emploi du mot « racaille » qui a permis à Nicolas Sarkozy d’être élu. Pourquoi ? La gauche aurait du promouvoir l’idée de la mise en place, dans tous les quartiers prioritaires, d’agence de cohésion sociale de proximité (logement, éducation, insécurité, etc). A la tête de l’agence, l’élite de l’Etat, pas un petit sous-préfet mal dégrossi et n’avançant qu’avec le Code général des collectivités en main comme référence absolue. Non, une femme ou un homme investi de la mission de « dégadgétiser » la politique de la ville. Son rôle ? De l’anti-tapisme permanent ; identification des dysfonctionnements dans la création d’une dynamique vertueuse de terrain ; mise en place de programmes de développement économique dits de micro-activités en lien avec les chambres de commerce et les représentants du patronat (commerces de proximité mais aussi entreprises de service à la personne) ; alerte sur les progressions d’insécurité sur le terrain avec renfort immédiat de personnel mobile (policiers et éducateurs de rue) ; réinscription de grands projets culturels et éducatifs de terrain. Le « patron » du territoire sera sommé de venir rendre des comptes sur son bilan, devant la population et les responsables politiques. En situation de mission, tout échec ou bilan mitigé entraînera sa destitution immédiate (la patience des cités a des limites). Mais, face à la difficulté de la tâche, il pourra exercer sa propre défense en pointant les errances administratives de l’Etat et des collectivités territoriales. Les pouvoirs publics doivent passer d’une politique d’affichage, de saupoudrage, à une démarche dynamique sanctionnée de succès visibles et renouvelée en permanence.
Ainsi soumises à un harcèlement permanent positif des pouvoirs publics, les cités se régénèreront de l’intérieur. Car il faut d’abord réactiver la confiance de ces femmes et de ces hommes montrés depuis trente ans comme des rebuts.
Bien sûr, il est facile, d’un petit blog bien chiadé, d’asséner des « faut que » et des « y’a qu’à ». Je l’entends. Mais qui pourra contester l’idée que l’absence d’autorité des pouvoirs publics dans les cités est la cause essentielle de leur perte ? Qui pourra contester qu’une femme ou un homme habité du sens de l’Etat, déterminé sur les objectifs à atteindre, libre de dire, d’accuser, de bafouer ce ridicule devoir de réserve de la fonction publique, ne se projetterait pas dans un tel projet avec une foi décuplée ? Dans les cités sensibles, il faut des soldats de la cause républicaine perdue. Des pitbulls chargés de pointer un doigt accusateur sur les défaillances sans risque d’être abattus par le chef de service et affichant en permanence le chemin à suivre pour rendre la vie meilleure. La translucidité inouïe de la gauche sur ce terrain a donc entraîné la défaite de Ségolène Royal. Parce que le réformisme de gauche ne doit plus seulement puiser son essence dans les mots valises de la vacuité rabâchée mais sur le terrain des possibles.
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